CHARLES ARTHUR BOYER  

Texte de Charles Arthur Boyer, 2002.


 


 


Regarder le monde


 


Toute notion de catégorisation est paradoxalement absente de l’oeuvre de Frédéric Lefever. En cela, il est plus que singulier dans le panorama actuel de la photographie française sinon internationale. Sa pratique d’inventaire n’est emprunte d’aucun systématisme ni d’aucune froideur; elle se différencie ainsi très nettement de celle de l’Ecole de Düsseldorf. Et s’il établit, d’oeuvres en oeuvres, le constat de certaines situations urbaines ou architecturales actuelles, celui-ci s’effectue sans détachement ni désenchantement. De même, loin de privilégier l’outil qu’offre un certain usage documentaire de la photographie en noir & blanc hérité du conceptualisme américain (Ed Rusha, Sol LeWitt, Robert Smithson...) puis anglais (Art & Language, Willats, Burgin, Hilliard, Long, Fulton, Knorr...), c’est avec la couleur qu’il se mesure au réel d’aujourd’hui. «J’opère à l’ombre: les lumières sont ténues, peu expressives, pas d’ombres projetées, pas d’effets de contraste.»


Le travail de Frédéric Lefever dresse, avec une simplicité désarmante, la cartographie quasi anthropologique des clichés élémentaires d’un monde à l’écart sur lequel les regards ne se portent plus. Un monde pourtant qui nous ressemble et nous rassemble. Aussi pourrait-on plus justement le rapprocher d’un Jean-Marc Bustamante qui, à la fin des années soixante-dix, introduisait un des premiers portraits photographiques des périphéries des villes contemporaines à travers de grans tirages photographiques en couleur qu’il intitulait «Tableaux». Chez Frédéric Lefever comme chez Jean-Marc Bustamante, la photographie est en effet utilisée pour elle-même et en elle-même. Autrement dit, en tant que processus comme en tant qu’image. Et, sans nul doute, «Stella-Plage» est à Frédéric Lefever ce que les «environs de Barcelone» furent à Jean-Marc Bustamante: le lieu d’une histoire singulière, la leur, et le territoire d’une mémoire collective. Expérience du déracinement pour Jean-Marc Bustamante, à travers les scènes d’un chantier permanent où les chosees s’évertuent, avec difficulté, à devenir, à s’ancrer à nouveau. Expérience d’une dérive pour Frédéric Lefever, celle de l’architecture des bords de mer et des congés payés. La dérive - plutôt que le désenchantement- d’une utopie au sens propre du terme, non pas parce qu’elle n’aurait pas lieu - Stella-Plage dans le Nord Pas de Calais en est un parmi d’autres - qu’elle n’aurait plus lieu - Les loisirs ont un développement sans cesse grandissant au sein du temps social actuel, mais parce que la modernité, l’esprit et l’idéal que portait l’utopie des congés payés n’ont plus, eux, de lieu, de réalité et de présence dans le monde d’aujourd’hui. Une modernité à la fois architecturale et sociale qu’incarnait, par exemple, un Jean Prouvé oeuvrant, au côté de l’Abbé Pierre, sur l’habitat d’urgence ou la maison la plus économique en coût de production, de réalisation et de construction. L’esprit d’une société de la reconstruction, du partage et d’une solidarité retrouvée. L’idéal d’un progrès et d’un destin pour tous, idéal que l’on pourrait rapprocher de celui des pionniers de l’Ouest américain qu’exprime la formule ambiguë: «40 acres and a mule». Et s’il fallait trouver un enracinement au travail de Frédéric Lefever dans l’histoire de la photographie, il serait sans nul doute du côté d’Atget et d’Auguste Sander, mais surtout des photographes de la Farm Security Administration, Walker Evans et Dorothea Lange en particulier, ou, plus tard, d’un Robert Frank ou d’un William Eggleston.


 


 


 


 


«Stella-Plage»


 


«Produire l’image d’un objet en faisant le vide autour c’est créer une monumentalité. Mon travail consiste à montrer ce qui n’est pas spontanément visible dans le monde, ce qui se trouve aux limites, aux frontières d’un intérêt commun.», affirme Frédéric Lefever. La frontalité et le cadrage serré utilisés dans ses photographies, notamment dans la série «Stella-Plage», ne viennent jamais, comme dans la photographie des Becher, nettoyer et ordonner, désindexer ou exproprier le réel de l’image. Au contraire, la frontalité et le cadrage serré renforcent la singularité et l’originalité de ce territoire de l’en-commun que chacune de ces maisons représente. Et l’effet de répétition, cette communauté qui les solidarise. Aussi, si la symétrie est centrale dans la composition de leur façade, elle ne fait qu’accentuer des jeux de socles, de seuils, d’escaliers, de perrons et de balcons qu’il nous faut lire comme autant de gestes d’ouverture vers l’espace public. De même, la dualité au coeur de certaines d’entre-elles: maison jumelle, maison mitoyenne, bonheur et espace en partage et partagé. Ou encore, les détails qui les «individualisent», les prénoms ou les locutions dédicataires qui y sont apposées: «Aux tiercés» (gagnants), «Mon rêve» ou «Eden», «Geneviève» ou «Marylène»... Dans les photographies de Frédéric Lefever, les maisons de Stella-Plage ne sont jamais des masques derrière lesquels les individus se protègent, mais l’expression du visage avec laquelle ils espèrent être remarqués ou reconnus. Et chacune de leurs fenêtres laisse voir, en transparence, les détails d’un intérieur soigné, ou reflète l’état d’un ciel jamais dé-naturé ou abstractisé. De même, la mince bande qui courre entre la limite de ces maisons et le cadre de la photo n’est jamais traitée comme un ruban abstrait, mais au contraire comme une lisière où une foule de détails contextualise chaque architecture dans un espace public spécifique et caractérisé: mitoyenneté, perspective urbaine, signalétique, etc.


 


Même si, vu d’aujourd’hui, leur projet, leur idéal, leur modernité est mis en déroute ou en défaite, les façades des maisons de Stella-Plage expriment une «poétique» de l’habiter qui n’a rien perdu de sa fraîcheur et de son éclat. «Dans cette démarche de la mémoire, il y a quelque chose qui me pousse à choisir des objets architecturaux qui n’ont aucune importance dans la grande histoire de l’Art: l’art vernaculaire ne semble-t-il pas mieux caractériser l’essence même de la vie? Même si devant certains bâtiments nous sentons l’héritage de Le Corbusier, de Nervi ou de Prouvé, ils restent ce que j’appelle des infra-architectures, avec leurs traces d’usure, la simplicité des matériaux, des symétries étonnantes, des associations de couleurs. Ils demeurent aussi à l’état d’indice les signes sociaux de l’activité humaine.» Aussi, sans se vouloir objectivement documentaire et sociologique, ou excessivement réaliste, la photographie chez Frédéric Lefever semble-t-elle cet outil le plus simple et le plus immédiat pour regarder et prendre la mesure du réel. «J’aime que chaque photographie soit un réceptacle, un enclos à travers lequel on peut regarder le monde».


 


Tribune


 


La série suivante des «tribunes italiennes» vient confirmer cette approche photographique de «l’habiter» du monde. Mais si les façades des maisons de Stella-Plage se dressaient comme des visages, les tribunes de village apparaissent comme des systèmes d’organisation et de circulation de l’en-commun qu’elles accueillent et rassemblent. La monumentalité de leur architecture et la symétrie de leur composition ne semblent là encore exister que pour servir d’ossature - au sens strict du terme- à une expérience de la communauté divisée et réunie, regardante et regardée, en représentation et représentée. D’où l’impression bizarre pour le regardeur d’avoir à assumer une réalité beaucoup plus complexe que celle qui apparaît à première vue à l’image. Aussi, pourrait-on considérer les photographies de Frédéric Lefever comme des portraits, des portraits du territoire comme des portraits du corps social à travers les traces et les signes des processus d’appropriation du premier par le second. Une appropriation que l’on aurait tort de considérer comme modeste parce qu’elle emprunte ou s’exprime selon les modes du sauvage et de l’incertain plutôt sur les principes du noble et du cultivé. Ce que révèlent les images «envisagées» de Frédéric Lefever, c’est la paradoxale beauté de leur démesure et leur héroïsme commun. «J’aime que, dans chacune de mes photographies, on trouve un équilibre, une juste mesure: entre objectivité et subjectivité, entre modernisme et post-modernisme, entre documentaire ert forme picturale, entre ordre et désordre, entre distanciation et intimité. J’aime que mes photographies soient à la fois une critique ironique des petites vanités architecturales et une observation respectueuse des désirs humains. J’aime aussi qu’elles montrent de toutes petites choses avec emphase et détermination. Ce sont finalement toutes ces contradictions qui les rendent si fragiles: elles sont sur le fil du rasoir et manquent à tout  moment de basculer, mais le mince équilibre qui les fait tenir me procure une très nette émotion.»


Aussi, les magasins de quartier, les maisons de Stella-Plage, les garages de banlieue, les tribunes de stade de village, les plongeoirs italiens, les caravanes de camping, ou même les coques de piscines ne sont-ils jamais les objets «perdus» de la photographie mais les sujets «habités» du photographique. Des sujets qui nous regardent autant qu’on les regarde, parce qu’ils résistent et nous font face avec une obstination tenace, forts de la frontalité et du cadrage qui les installent dans l’image. Des sujets qui nous regardent parce que les lieux et les liens qu’ils introduisent alors au coeur de l’image - leurs espèces d’espaces pour reprendre les mots de Georges Perec - nous interrogent sur l’importance que nous accordons au(x) dire(s) de ces histoires sociales comme de ces mémoires collectives dont ils sont porteurs. Et non seulement ils s’inscrivent comme sujets dans le processus photographique, mais ils se réapproprient également la photographie, en tant qu’image comme en tant que parole, pour mieux la requalifier dans sa nature et dans sa finalité même de document. Le lisible n’est jamais un simple recouvrement du visible, et c’est ce visible du réel qui excède le lisible de la photographie qui intéresse justement Frédéric Lefever. En cela, il puise dans ce que l’expérience photographique a de plus propre: la singularité, le fait que chaque image soit le lieu d’inscription ou de révélation d’une réalité sans cesse à retrouver ou à réinventer.


 

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  Robin Wilson, décembre 1997 Charles Arthur Boyer Charles Arthur Boyer (english version)